(FR) “Qui a peur de Le Corbusier ?”
L’architecte, dont on célèbre les 50 ans de la mort, est accusé de “fascisme”. Antoine Picon, président de la Fondation Le Corbusier, répond:
À l’occasion de la commémoration du cinquantenaire de la mort de Le Corbusier, une polémique s’est élevée depuis plusieurs semaines concernant aussi bien les affiliations idéologiques de l’architecte pendant l’Entre-deux-guerres et son comportement sous Vichy, que son antisémitisme.
Dans ce contexte, la Fondation Le Corbusier tient à rappeler que les principaux documents écrits par Le Corbusier et mobilisés contre lui dans le procès qui lui est fait aujourd’hui ont été soit publiés par ses soins, soit mis à la disposition des chercheurs sans aucune entrave. Sur le fond, ce procès n’est pas nouveau et des historiens français et étrangers ont déjà eu l’occasion de s’exprimer à de nombreuses reprises sur les différents chefs d’accusation portés contre l’architecte. Leurs conclusions sont en général beaucoup plus nuancées que ce que suggèrent, sans aucune analyse sérieuse, les titres fracassants et les propos simplificateurs qu’on peut lire ici et là dans la presse.
La Fondation Le Corbusier a été créée afin de contribuer à la conservation, à la connaissance et à la diffusion de l’œuvre de Le Corbusier. Dans l’exercice de ses missions elle fédère principalement des personnes qui portent un jugement plutôt positif sur cette œuvre. Pour autant, elle ne constitue pas une chapelle, encore moins une secte défendant une quelconque orthodoxie. Elle considère que maintenir vivant l’héritage de Le Corbusier ne conduit pas à sous-estimer ou à masquer certains traits de caractère et certains comportements de l’architecte. Dans cet esprit, elle ouvre largement ses archives. Elle ne dissimule pas des documents ; elle ne cherche pas à masquer une vérité qui serait gênante à ses yeux. Elle s’étonne toutefois de voir des citations sorties de leur contexte érigées en preuves décisives, en totale contradiction avec les règles les plus élémentaires de la recherche historique.
Non contents de s’attaquer une nouvelle fois à la figure de l’homme, ces procureurs en viennent à condamner sans appel l’ensemble de son œuvre architecturale. On peut ne pas apprécier cette œuvre, mais il convient d’en reconnaître la richesse, une richesse à la fois intellectuelle et plastique qui la rend irréductible aux jeux de l’idéologie et du pouvoir. À cet égard il est frappant de constater qu’alors que ces attaques se multiplient, le grand public se presse afin de découvrir la très belle exposition “Le Corbusier : Mesures de l’homme” présentée au Centre Pompidou. Au cours de ces dernières années, la plupart des grandes expositions consacrées à son œuvre architecturale et plastique ont connu un succès comparable. On peut mentionner, par exemple : “Le Corbusier : An Atlas of Modern Landscapes”, présentée au Musée d’Art Moderne de New York puis à Barcelone et Madrid, ou encore, “Le Corbusier et la question du brutalisme” organisée, en 2013, à Marseille.
Faut-il le rappeler ? De la France à l’Inde, du Japon à l’Argentine, des dizaines de milliers de personnes vivent, travaillent, prient dans des bâtiments construits par Le Corbusier et des milliers de visiteurs fréquentent chaque année ceux qui sont ouverts au public. Tous témoignent de l’émotion éprouvée au contact de créations architecturales majeures où la virtuosité spatiale sait se mettre au service de l’homme.
Pourquoi par ailleurs vouloir réduire à tout prix cette œuvre, riche en courbes, en variations et en surprises, à la dictature de l’angle droit et à la monotonie qu’engendre la répétition indéfinie. Le “Poème de l’angle droit”, pour reprendre l’une des expressions les plus célèbres de Le Corbusier, n’est pas la dictature de l’angle droit et l’ouvrage lithographique éponyme abonde de références à la nature et à ses sinuosités, aux courbes du corps humain, à la générosité du monde de matières et de symboles dont se nourrit le travail de projet…
Au-delà de ce nouveau procès intenté à Le Corbusier, à sa personne et à son œuvre, c’est bien la modernité architecturale toute entière qui est mise en cause et condamnée sans appel, une modernité présentée sous les espèces contradictoires d’une erreur appartenant au passé et d’un risque qui ressurgirait périodiquement au présent. Pourquoi la modernité fait-elle encore si peur aujourd’hui, alors qu’elle ne règne plus sur nos centres villes et nos banlieues ? De quels fantasmes est-elle encore chargée pour que ces procureurs auto-proclamés en craignent un éventuel retour ? Sans doute est-ce l’optimisme qui l’animait qui paraît aujourd’hui scandaleux, tétanisés que nous sommes par la menace d’un avenir au mieux en demi-teinte, au pire catastrophique. Faut-il s’interdire d’espérer ? Le crime impardonnable de l’œuvre de Le Corbusier – mais ne serait-ce pas au fond celui de l’architecture dans son ensemble – résiderait alors dans le fait qu’elle continue à incarner la possibilité de rêver d’un monde différent, et qui sait, meilleur.
ANTOINE PICON
Président de la Fondation Le Corbusier
source: www.fondationlecorbusier.fr
et www.lepoint.fr